Pour la quatrième année consécutive, la romancière Salma Kojok est présidente du prix littéraire Le Choix Goncourt de l’Orient, organisé par l’AUF en partenariat avec l’Institut français du Liban. Ce prix est particulier car ce sont des jeunes de 12 pays de la région qui désignent le vainqueur. Ils débattent chaque année au Salon du Livre des ouvrages lus aux côtés de Salma Kojok qui partage avec eux la magie des mots. Car pour elle, écrire est depuis qu’elle a 6 ans parfois aussi vital que boire ou manger, pour faire ressortir des violences vécues. Les mots contre les violences c’est ce qu’elle veut transmettre à la nouvelle génération. Voici son histoire.

Ce post est sponsorisé par l’AUF

“ A l’âge de 6 ans j’ai été témoin d’une scène de violence en Côte d’Ivoire qui m’a marquée à vie. J’étais sur notre balcon quand j’ai vu des hommes battre un enfant. Ils le traitaient de “voleur voleur”. Et là, alors que j’étais déjà pétrifiée, j’ai entendu un adulte de notre immeuble, un Libanais, crier “oui battez le c’est un ‘3abed’ (‘nègre’, NDLR) !”. Au plus profond de moi, la petite fille que j’étais savait bien que c’était mal, mais je n’avais ni les mots ni la pensée claire pour le crier. Je me sentais impuissante, incapable de m’exprimer. J’ai ressenti à ce moment-là une triple violence : la scène que subissait l’enfant, le racisme que j’entendais et mon incapacité à dénoncer tout ça. C’est ce qui a déclenché mon besoin d’écrire. Il y a des moments où le besoin est aussi fort que manger ou boire. Alors, quand j’ai appris à écrire pas très longtemps plus tard, c’était un vrai bonheur ! Les mots étaient magiques, je pouvais m’exprimer, me libérer. C’est ainsi qu’à 6 ans j’ai su que je voulais être romancière”.

Depuis cette scène, j’ai grandi avec plein de questions en tête. Je me demandais pourquoi moi et ma famille, Libanais, étions là-bas en Côte d’Ivoire, pourquoi parfois on entendait des remarques racistes, des deux côtés ? Pourquoi cette violence ?  

Pour y répondre, j’ai décidé à l’âge de 20 ans de faire ma thèse sur l’histoire des Libanais d’Afrique. En faisant mes recherches dans les archives officielles de l’époque, je me suis aperçue que les femmes libanaises étaient complètement absentes des données officielles! Elles étaient absentes de l’Histoire ! Là encore j’ai ressenti une profonde violence. Car les femmes avaient aussi vécu l’immigration, elles avaient tout laissé derrière elles pour suivre leurs maris. Je le savais bien car depuis toute petite, les femmes de ma vie comme mes tantes et ma grand-mère me racontaient leurs voyages, leurs histoires. 

Ma grand-mère me parlait souvent de cette terre lointaine du Sud Liban, Zrariyé, d’où elle était originaire. Après son mariage et avec son premier fils elle devait rejoindre mon grand-père en Afrique mais elle n’a pu le faire que dix ans après car la seconde guerre mondiale avait éclaté et bloqué les trajets maritimes. Elle a donc élevé dix ans son fils seule, pour ensuite prendre le bateau et faire un long voyage pour suivre son mari!

Je voulais redonner à ces femmes comme ma grand-mère leur place dans l’Histoire, en partageant leurs histoires.

J’ai alors interviewé plusieurs Libanaises d’Afrique pour ma thèse. Quand j’allais leur poser des questions elles me disaient souvent : “Allez plutôt voir mon mari, il pourra mieux vous aider. Elles pensaient qu’elles n’avaient rien d’intéressant à dire alors que moi ce sont leurs histoires qui m’intéressaient. Elles avaient des choses à partager, leur quotidien comptait. Certaines me racontaient ces moments de grandes remises en cause, leurs pensées suicidaires parfois, d’autres la peur d’élever un enfant dans un pays où elles ne sont pas nées…”

Avec ce que ces femmes m’ont raconté j’ai accumulé un trésor dont je me suis servie pour ma thèse, pour mon livre La Maison d’Afrique et pour mon second roman Le dérisoire tremblement des femmes, qui évoque les femmes de ma vie.

Puis, à l’âge de 20 ans, je suis allée m’installer au Liban pour enfin découvrir la terre de ma grand-mère. J’ai enseigné l’histoire et travaillé comme chercheuse tout en écrivant sur ces violences à travers mes deux romans. Aujourd’hui j’ai décidé de diminuer ma charge de travail comme enseignante pour avoir plus de temps pour écrire. J’ai encore beaucoup de violences à faire sortir : des violences socio-économiques, environnementales, de genre.

Mais je veux continuer à partager mon amour pour la littérature avec la jeunesse. C’est important car c’est par le langage que se font les plus beaux changements et les jeunes ont un rôle important à jouer là-dedans. Je veux les aider à pouvoir se libérer des violences qu’ils ressentent, comme j’ai pu me libérer moi-même via la littérature. Le Choix Goncourt de l’Orient permet justement cet échange. Je suis présidente du jury de ce prix pour la quatrième année consécutive. C’est un prix très particulier car ce sont les jeunes qui désignent le gagnant !

De septembre à novembre de chaque année plus de 400 étudiants de 12 pays du Moyen-Orient lisent les livres sélectionnés par l’Académie Goncourt.  Les étudiants désignent leur livre préféré lors du Salon du Livre Francophone de Beyrouth où la proclamation du Choix Goncourt de l’Orient se fait en présence d’un membre de l’Académie Goncourt et de l’auteur du livre primé de l’année d’avant.

En 2017 nous avons proposé aux étudiants de continuer l’aventure du Choix Goncourt de l’Orient le reste de l’année en participant à des ateliers d’écriture.

Cette idée a germé quand je discutais avec les étudiants au Salon du livre. Quand on débattait ensemble des ouvrages, la parole échangée était comme un bouclier contre toutes les violences de la région et du monde. 

Là j’ai remarqué que certains jeunes avaient envie d’écrire aussi. Parmi les livres qu’ils lisaient de la sélection Goncourt beaucoup évoquaient des histoires de guerres, de violences. Ces histoires ont fait écho chez les jeunes de la région pour qui ces violences souvent politiques sont leur quotidien. Alors plusieurs étudiants ont commencé à partager avec moi leur envie d’écrire aussi, de sortir ces violences qui font leur quotidien. 

J’ai alors proposé ces ateliers, c’était la suite logique. Nous avons commencé à en organiser au Liban dans les régions à Beyrouth, Saïda, Tripoli et Zahlé en faisant participer des étudiants de différentes universités libanaises mais aussi d’Irak et de Syrie. Cette année nous commençons à étendre notre initiative dans le Moyen-Orient notamment en Jordanie. Je veux transmettre aux jeunes cette magie des mots. Car si c’est par les mots que commencent les violences c’est aussi par eux qu’elles peuvent se calmer.”